«Je n’ai jamais rien fait comme les autres»

Portrait de Pia Bucher, Mai 2023
Le nom de Pia Bucher n’est certainement pas inconnu pour beaucoup. Musicienne d’exception, elle a été la première tromboniste professionnelle solo de Suisse. La rédactrice d’«unisono» l’a rencontrée à l’occasion de son 70e anniversaire et est revenue avec elle sur ses deux carrières. Car après un coup du sort, Pia Bucher a pris un nouvel envol. Voici la remarquable histoire d’une femme à l’esprit de pionnier.

Quelle a été votre enfance et quel a été le rôle de votre père dans votre carrière?

J’ai grandi avec six frères et sœurs dans la campagne de l’Entlebuch (LU). Mon père – mon modèle absolu – était cofondateur de la Kirchenmusik de Wiggen. Sa virtuosité au trombone, le son solennel de cet instrument et sa vaste tessiture m’ont impressionnée et inspirée. J’ai donc aussi voulu jouer du trombone à coulisse. Dès l’âge de six ans, je savais que je deviendrais soit infirmière, soit professeur de musique.

Vous avez donc poursuivi votre propre objectif et commencé vos études musicales à l’âge de 17 ans.

Oui, à l’époque, j’ai été la première femme à me lancer dans le cursus menant au diplôme d’enseignement du trombone à la Haute école de Lucerne. J’ai ensuite continué mes études à la Haute école de musique et des arts de Berlin. Une situation très particulière car j’ai dû faire mes preuves en tant que seule fille parmi dix garçons.

Portrait du quatuor Slokar
Pia Bucher était également la seule femme du quatuor de trombones Slokar, en compagnie d’Armin Bachmann, Branimir Slokar et Marc Reift (de g. à d.).

Alors que vous veniez de terminer vos études à Berlin, un poste était vacant à l’Orchestre symphonique de la radio berlinoise. Vous avez passé l’audition. Dites-nous-en plus…

Déjà dans l’antichambre, on m’a bien fait entendre la remarque «Que fait une femme ici?!» Une femme capable de maîtriser le trombone; voilà qui semblait aussi sensationnel qu’impensable. J’ai passé l’audition devant un orchestre de cent musiciens et j’ai atteint la finale. La tension était palpable et les discussions furent interminables. Mais au final, il fallait remplacer le trombone solo pendant trois mois et ils m’ont engagée. Moi, une femme! Ce n’était encore jamais arrivé.

Un collègue vous a toutefois été préféré pour le poste fixe. Qu’est-ce qui s’est passé ensuite?

Ca a vraiment été très dur pour moi. Je suis allée voir mon professeur à la haute école. Il était très fâché, d’autant plus qu’il avait entendu dire que c’est moi qui avais le mieux joué. Mais il m’a ensuite dit que je devais apprendre à gérer ce type d’événement. Je me suis alors souvenue des paroles de mon professeur à Lucerne, qui m’avait prévenue que j’allais être une vraie pionnière et que ce serait difficile pour moi. Mais je voulais relever ce défi. Je n’ai jamais rien fait comme les autres.

Portrait de Pia Bucher dans les années huitante
Pia Bucher et son moyen d’expression – le trombone – dans les années huitante.

Vous avez cru en vous et en vos capacités et êtes allée à l’audition suivante.

Oui, à l’Orchestre philharmonique de Fribourg-en-Brisgau. Je n’avais aucune certitude d’obtenir ce poste. Mais je l’ai eu, et en même temps, je me suis inscrite à la Haute école de musique de Berne dans la filière menant au diplôme de soliste (aujourd’hui Master of Performance), tout en me préparant pour le poste de trombone solo mis au concours à l’Orchestre symphonique de Berne, une place que j’ai également décrochée. Mais cette fois-ci, j’ai passé l’audition derrière un rideau.

Avec ensuite une carrière incomparable…

J’ai tenu durant 15 ans le pupitre de trombone solo de l’Orchestre symphonique de Berne. Parallèlement, j’ai été durant 17 ans membre du «Slokar Trombone Quartet», présent sur la scène internationale. J’ai également été active en tant que soliste et musicienne de chambre, et ai enseigné le trombone au Conservatoire de Berne et plus tard à Feldkirch (A).

Portrait du quatuor Slokar
Le quatuor de trombones Slokar, ici devant l’église de Sursee, a connu un succès international.

Ecouter

Slokar Quartet

Live – Branimir Slokar, Pia Bucher, Marc Reift, Armin Bachmann; Editions Marc Reift

Pia Bucher

Sonata D-Dur: Adagio – Allegro – Grave – Presto aus dem Album Fascination, Released on 2008, Marcophon

Pour vous, seul comptait alors le trombone…

Comme je l’ai dit au début, devenir musicienne était un de mes rêves. Le plaisir, ma curiosité ainsi que ma passion pour le trombone surpassaient tout. Je n’ai jamais pu imaginer quoi que ce soit d’autre. Et j’ai véritablement savouré ces années de prestations hors du commun. Une glorieuse période.

Ensuite, votre carrière de musicienne a subitement été stoppée. Que s’est-il passé?

En 1991, j’ai dû subir une opération parodontale en raison d’une incisive supérieure instable. A la suite de quoi tout semblait être rentré dans l’ordre. J’ai donc repris ma passionnante activité de concertiste. Jusqu’à ce que je constate, six mois plus tard, une modification audible du son dans le registre médium. Jusqu’alors, je n’avais jamais rencontré le moindre problème (d’attaque). J’ai essayé de continuer à jouer en faisant appel à des techniques appropriées. L’examen ORL n’ayant révélé aucune cause avérée pour la perte du médium, je suis donc passée dans un premier temps pour une simulatrice. Un spécialiste de la médecine des musiciens de Lyon a finalement posé le diagnostic en 1992: dystonie focale incurable (dysfonctionnement du larynx), un trouble de la motricité avec perte du contrôle lors de séquences de mouvements complexes longuement répétées. Ce qui a sonné le glas de ma carrière.

Et du jour au lendemain, vous avez perdu votre moyen d’expression…

Une musicienne vit avec son instrument, sans lequel elle perd son identité. Devoir abandonner la scène internationale en tant que tromboniste m’a fait énormément souffrir et m’a plongée dans une profonde crise empreinte de tristesse.

Flyer d’un concert exclusivement féminin, en 1983
Flyer du concert exclusivement féminin de 1983. Là aussi, Pia Bucher a fait preuve d’un esprit de pionnier.

Pourtant, vous avez su puiser des forces dans cette période sombre de votre vie. Comment y êtes-vous parvenue?

J’ai appris différentes méthodes de relaxation mentale et physique et me suis penchée sur mes douleurs psychiques dans le cadre de cours et de formations continues. J’y ai puisé de la force, de l’inspiration et du courage pour ouvrir un nouveau chapitre à l’enseigne de la créativité. La formation de kinésiologue m’a permis d’assimiler cette perspective et de découvrir de nouvelles ressources en moi.

Qu’est-ce que la kinésiologie?

L’étude du mouvement est une méthode reconnue de thérapie complémentaire qui porte sur les déséquilibres du système énergétique du corps, sur la responsabilité personnelle et sur une meilleure perception. La kinésiologie a pour objectif d’identifier et d’éliminer les blocages énergétiques qui, en raison d’un stress excessif, provoquent des tensions musculaires et des douleurs.

La kinésiologie musicale permet à l’artiste d’atténuer son stress lors de ses prestations et d’améliorer son expression musicale et artistique (p. ex. réduire le stress avant une audition, supprimer les blocages d’apprentissage, augmenter le sens du rythme, améliorer la concentration et l’intonation).

Informations complémentaires

En 1997, vous avez fondé l’Association suisse de médecine de la musique (SMM), une nouvelle démarche pionnière. Pourquoi?

J’ai constaté moi-même à quel point il est difficile de trouver un soutien professionnel lorsqu’on ne peut plus pratiquer son métier pour des raisons de santé. A l’époque, il n’existait aucun point de contact approprié en Suisse, et ce malgré le fait que les problèmes de santé ne sont pas rares chez les musiciens. Pour fournir de l’aide aux personnes concernées, j’ai lancé et co-fondé la SMM, qui permet également une collaboration interdisciplinaire avec des médecins et des thérapeutes spécialistes des musiciens.

Vous avez tenu votre propre cabinet de kinésiologie à Langenthal pendant de nombreuses années. Qu’est-ce qui amène des musiciennes et musiciens du monde entier à venir vous voir?

J’axe essentiellement mon travail avec les musiciens sur la résolution des problèmes d’attaque chez les cuivres, la gestion des dystonies focales dans ce domaine, les programmes de réinsertion et surtout la réduction du stress via la kinésiologie. Dans le cadre d’ateliers et de cours, je me concentre sur la gestion du stress dans le métier de musicien et je propose des coachings lors de prestations pour optimiser la présence scénique.

Vous êtes aujourd’hui à la retraite. A quoi ressemble désormais votre quotidien?

J’ai réduit mon activité de thérapeute, mais je propose toujours des séances individuelles. Mon quotidien se décline sur un mode décontracté, détendu et est rempli d’idées créatives. En outre, je réalise des rêves je n’ai pas eu le temps de concrétiser jusqu’ici, ne serait-ce qu’assister à de grands opéras.

Où vivez-vous et que faites-vous de votre temps libre?

Je vis avec mon partenaire dans l’Oberland bernois, j’apprécie les randonnées, les excursions en montagne et à vélo, je lis, je joue du piano, je voyage, je visite des musées, j’aime cuisiner et bien manger.

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